Louis Pouzin, une grande figure de l’Internet

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Mis à jour le 19/05/2021
Le prix Queen Elizabeth pour l’ingénierie a récompensé, pour sa première édition, cinq contributeurs majeurs à la création d’Internet et du Web. Louis Pouzin, polytechnicien et ingénieur français en informatique, fait partie des lauréats. Il est à l’origine de la commutation par paquets (datagramme) et son équipe a réalisé Cyclades, le premier réseau fonctionnant sur le principe de l’Internet, à l’IRIA (ancêtre d’Inria) en 1973. Il a reçu le prix des mains de la Reine Elizabeth II le 25 juin 2013.
Pouzin
CC BY-SA 3.0 Photo Jérémie Bernard

Quelles contributions à Internet ce prix récompense-t-il ?

Le prix récompense des innovations très différentes mais qui ont, ensemble, contribué au succès d’Internet et du Web. Tout d’abord le système de transfert des données par commutation de paquets que nous avons mis en œuvre dans le réseau Cyclades en 1973 permettait d’assurer une communication fiable même si le réseau lui-même ne l’était pas (voir l’encadré). Ce système a été repris ensuite par Robert Kahn et Vinton Cerf pour créer le protocole TCP/IP sur lequel fonctionne toujours Internet. Le Web pour sa part a été inventé une quinzaine d’années plus tard au Cern, à Genève, par Tim Berners-Lee et Robert Cailliau  (qui a été oublié dans ce prix). Ces chercheurs ont inventé le langage HTML qui permettait de formater les données scientifiques pour leur exploitation par différents laboratoires. Enfin, Marc Andreessen,  étudiant à l'université d'Illinois, a  programmé dans la foulée le premier navigateur, Mosaïc, qui a permis à Internet d’exister et de s’ouvrir à des utilisateurs et utilisatrices non familiers de l'informatique. La technologie est devenue crédible à ce moment là.

Pourquoi Internet a-t-il mis du temps à s’imposer ?

Il était inconcevable pour les ingénieurs en télécommunication de l’époque de faire une communication sans avoir établi un canal au préalable. Les opérateurs téléphoniques européens et américains se sont entendus en 1976 sur une manière de transmettre les paquets d’information, la norme X25, qui consistait à envoyer des paquets à la queue leu-leu sur des circuits virtuels. Cette option, beaucoup plus compliquée et insuffisamment fiable, a bloqué l’adoption d’Internet pendant une dizaine d’années en Europe.

En France, le changement de politique du gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing, qui soutenait Honeywell Bull contre la CII, et le monopole des PTT ont conduit à assécher les financements dédiés aux recherches sur les réseaux. Nous avons néanmoins poursuivi quelques années, en catimini, à développer des réseaux locaux, des bases de données réparties, de la bureautique, etc. qui avaient tous une dose de réseaux.

Puis l’équipe Cyclades a été totalement démantelée et l’IRIA a été refondu pour donner naissance à l’Inria. C’était la fin du Plan Calcul lancé par le général de Gaulle en 1966 pour développer une informatique française.

Comment Internet a-t-il finalement trouvé  sa place ?

Il y avait aussi un problème économique car le matériel nécessaire pour faire de l’Internet n’est pas le même que pour faire de la téléphonie.
Internet s’est développé lentement, dans les interstices. Il est le fait d’une nouvelle génération d’ingénieures et ingénieurs et d’une multitude de petites entreprises et de startups qui trouvaient aux États-Unis un terreau propice pour se développer. Ils ont d’abord créé les réseaux locaux (Éthernet) sur une nouvelle gamme de matériel, les mini -ordinateurs.
C’est ainsi que les États-Unis ont pris la tête de ce mouvement.

Au milieu des années quatre-vingts, les industriels comme IBM ou ATT ont suivi et créé une nouvelle version d’Arpanet , plus rapide, avec des financements de l’agence américaine NSF. Le secteur industriel et commercial s’intéressait à Internet et le grand public à la toile. Internet était devenu la solution normale pour faire de la communication entre ordinateurs.

À la retraite depuis 1993, vous vous intéressez aujourd’hui à la gouvernance d’Internet …

De plus en plus de pays sont insatisfaits de la gouvernance d’Internet faite par l’organisme américain Icann qui contrôle de facto les standards d’Internet, la distribution des adresses, les noms de domaine, etc. Cette position de monopole ne se justifie pas techniquement et lui donne un grand pouvoir. Pouvoir financier d’abord car le coût d’un nouveau nom de domaine s’élève à 50 000 $ par an  après création du dossier (185 000$). C’est aussi un pouvoir économique et politique avec la possibilité d’espionner et de contrôler ce qui transite sur la toile, le FBI pouvant bloquer des commerces, des activités ou des échanges d’information.

Pour ces raisons, je milite dans les instances internationales pour que les pays acquièrent une autonomie et des pouvoirs sur leur propre réseau Internet. J’ai créé l’association Eurolinc et le consortium NLIC pour promouvoir les langues natives sur le réseau. Après que l’Icann ait ouvert la gamme des noms possible de domaine de haut niveau en 2008 (.org, .com, etc.), j’ai également créé la société Open-Root qui vend des noms de domaine. La société est fondée sur un autre modèle économique que l’Icann : le nom de domaine est acheté une fois pour toute et contre une somme modique (200 euros pour une association, jusqu’à 10 000 euros pour une société) en échange de quoi nous maintenons l’annuaire d’adresse et des serveurs de nom (qui remplacent le nom de domaine par une adresse IP). La multiplication de sociétés de ce type entamera la position de monopole des États-Unis sur Internet.

Comment voyez-vous l’évolution d’Internet ?

Le socle technique de base d’Internet, TCP/IP, doit être refait pour être en mesure de gérer de façon efficace des connections de plus en plus nombreuses, d’assurer la sécurité des échanges et de mieux intégrer la mobilité. Certains prototypes  existent — un protocole alternatif est développé par l’université de Boston par exemple — mais  le milieu Internet maintient le statu quo .

La révolution qui introduira un Internet moins centralisé et un contrôle technique plus approprié se fera, une fois de plus, par une nouvelle génération d’ingénieurs et un changement de paradigme économique. Il faudra bien encore 10 à 15 ans pour éliminer progressivement le système actuel.

Cyclades  à l’origine de TCP/IP

« Les réseaux mis en place par les opérateurs téléphoniques avaient besoin d’être améliorés pour être moins chers et être capables de transférer de gros fichiers. Les opérateurs téléphoniques développaient un système identique à celui utilisé pour le téléphone : on ouvrait une ligne virtuelle sur laquelle on faisait transiter des paquets d’information dans l’ordre. Cela posait de nombreux problèmes de fiabilité et c’était très cher. J’ai introduit une technique où les paquets sont indépendants. Ils sont envoyés avec une adresse et ils se débrouillent pour trouver leur chemin dans le réseau. Le principe, le datagramme, avait été imaginé à la fin des années soixante par un ingénieur américain pour assurer les liaisons téléphoniques en cas de guerre, mais n’avait jamais été mis en œuvre. C’était simple, capable d’évolution et indépendant de la fiabilité du réseau. Il fallait introduire des règles sur la manière dont s’effectuaient les échanges (par exemple, si un paquet se perd on le transmet de nouveau). Nous avons réalisé le réseau Cyclades sur ce principe. La démonstration officielle a eu lieu en 1973 et, deux ans plus tard, 25 ordinateurs étaient reliés en France, à Londres et à Rome. »

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