La modélisation des objets complexes prend son Elan

Date:
Mis à jour le 08/06/2020
Comment modéliser numériquement le comportement d’objets complexes comme une chevelure ou un vêtement ? En faisant collaborer deux domaines distincts : l’informatique graphique et la mécanique computationnelle. C’est justement ce qui se met en place au sein de la nouvelle équipe-projet Elan. Avec comme objectif d’offrir des applications autant pour le cinéma que pour le prototypage virtuel en industrie, ou encore pour la compréhension plus fondamentale de phénomènes physiques.
Recherche en modélisation : cheveux
© Inria / Photo S. Erôme - Signatures

L’équipe projet Elan (modELisation de l’Apparence de phénomènes Non-linéaires) vient de voir le jour à Inria Grenoble… et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est originale ! En effet, elle se situe à la croisée de domaines qui n’ont pas pour habitude de travailler ensemble : l’informatique graphique et la mécanique computationnelle. Comment ces deux disciplines en sont-elles venues à se rapprocher au sein d’Inria ? Grâce à une chercheuse de l’Institut, Florence Bertails-Descoubes.

Je viens du domaine de l’informatique graphique, avec comme spécialité la modélisation numérique d’objets mécaniques fins, tels les cheveux ou les vêtements. Mais pendant ma thèse, j’ai été coencadrée par un physicien, puis j’ai travaillé pendant 10 ans au sein de l’équipe BiPop, axée sur la mécanique du contact frottant. J’y ai découvert les outils et le fonctionnement des communautés mécanicienne et numéricienne.

Elle a pu ainsi observer les divergences qui éloignaient les deux mondes. D’un côté, l’informatique graphique cherche à simuler de façon efficace des phénomènes intégrés, et visuellement riches, comme un vêtement complet porté par un personnage en mouvement, avec tous les détails des plis dus à l’élasticité du matériau et aux nombreux contacts frottants. De l’autre côté, la mécanique a traditionnellement pour objectif de construire des systèmes réels qui soient stables et fiables, comme des bâtiments ou des ailes d’avions. De plus, la confrontation expérimentale précise est en mécanique une étape majeure dans la validation de modèles, ce qui n'est pas le cas en informatique graphique où des critères visuels suffisent généralement à attester du réalisme d'un modèle.

Un groupe pionnier

Mais ces différences commencent à s’estomper car les mécaniciens s’intéressent de plus en plus aux phénomènes d’instabilités, sources de comportements dynamiques très riches.

Je constate des convergences nouvelles entre les deux domaines. En outre, nous nous sommes aperçus que les simulateurs que nous mettions au point pour les phénomènes dynamiques non linéaires produisaient non seulement de bons résultats visuels, mais pouvaient aussi servir à faire de la prédiction. Ce qui nous a amenés progressivement à collaborer avec des mécaniciens et des physiciens.

L’équipe-projet Elan, placée sous le signe de l’interdisciplinarité, est l’aboutissement de ces années d’interactions pluridisciplinaires. Elle rassemble six à sept personnes (stagiaires, doctorants, postdoctorants, chercheurs permanents) venues des mathématiques ou de l’informatique, ainsi que deux physiciens expérimentateurs. Et elle collabore au quotidien avec des chercheurs physiciens, mathématiciens et informaticiens. Un regroupement plutôt inédit !

Et sur quoi travaille tout ce petit monde ? Sur la mise au point de simulateurs de plus en plus réalistes pour des objets de plus en plus complexes. Concrètement, le premier axe de recherche porte sur la modélisation de structures élancées élastiques.

Nous cherchons à élaborer des modèles numériques à la fois réalistes, robustes et efficaces en temps de calcul.

Cet axe de recherche ouvre de nouvelles possibilités en termes de prototypage virtuel pour l’industrie, à l’image de la collaboration menée il y a quelques années avec L’Oréal Recherche pour la mise au point d’un simulateur capable de prédire les comportements des cheveux.

Modélisation de cheveux
© Inria / Photo S. Erôme - Signatures

Du réalisme jusque dans la déformation

Le deuxième sujet de l’équipe concerne la modélisation des interactions entre ces objets déformables et notamment les contacts frottants. «  Il faut, par exemple, pouvoir garantir de façon robuste que deux objets ne vont pas s'interpénétrer lors d'un intervalle de temps donné. » Dans ce domaine, l'équipe a contribué aux progrès des effets spéciaux pour le cinéma. Un ancien doctorant dirigé par Florence Bertails-Descoubes, Gilles Daviet, est ainsi parti travailler chez Weta Digital, le leader mondial des effets spéciaux, en Nouvelle-Zélande. Il y a appliqué les algorithmes de contact frottants développés pendant sa thèse chez Inria pour simuler par exemple les fourrures de créatures apparaissant dans le film Le Hobbit.

L’équipe ne s’arrête cependant pas là. Elle souhaite aujourd’hui travailler sur les milieux fibreux ou encore sur la modélisation des effets de cohésion dans les milieux granulaires.

Cela présente un intérêt à la fois en informatique graphique, pour simuler des phénomènes de plus en plus complexes comme du sable mouillé ou encore des matières poudreuses, mais aussi en physique, où l'étude des phénomènes de cohésion dans les milieux granulaires est un sujet en plein essor.

Simuler pour comprendre

Recherche en modélisation : tissus et vêtements, étude des plis
© Inria / Photo S. Erôme - Signatures

Enfin, le dernier domaine de recherche de l’équipe porte sur la modélisation inverse. Au lieu d’entrer par essais-erreurs des paramètres dans un simulateur pour obtenir une simulation qui colle au plus près d'un état final souhaité ou observé, la modélisation inverse part, elle, de l'état final afin de trouver automatiquement les paramètres qui permettraient d'obtenir celui-ci par simulation.

Un infographiste va par exemple créer une scène et dessiner les vêtements de son personnage, illustre la chargée de recherche. Et l’idée est que le simulateur puisse automatiquement trouver les paramètres des vêtements (forme naturelle, paramètres matériau, coefficients de frottement, etc.) qui correspondent à leur position dans cet état final, sous l'effet de la gravité, des contacts et des forces internes des vêtements. On peut ainsi guider la simulation de façon plus intuitive, par le biais des formes finales désirées.

La démarche présente également un intérêt en mécanique puisqu’elle permet d’établir des paramètres simplement en se basant sur l’observation d’une forme géométrique.

Aujourd’hui, si on veut mesurer l’élasticité d’un matériau, on va généralement devoir l’étirer et éventuellement l’endommager. Mais si nous capturons de façon assez précise la géométrie d’objets complexes pour en tirer des informations mécaniques, nous pouvons caractériser l’objet de façon non invasive.

C’est d’ailleurs sur ce sujet que travaille une bonne partie de l’équipe grâce à la bourse de l’European Research Council décrochée par Florence Bertails-Descoubes pour la période 2015-2021. Avec en ligne de mire cette fois, des retombées plus fondamentales : la modélisation numérique peut venir en complément des sciences physiques pour valider des modèles ou aider à en établir de nouveaux, en palliant les limites de l’expérimentation. « Cela peut à terme s’appliquer à la croissance des plantes comme à la dynamique de dunes », commente Florence Bertails-Descoubes.

Un workshop inédit

Pour ces études, Elan s’appuiera en partie sur la plate-forme Inria Kinovis, une salle de réalité virtuelle qui permet de capturer en 4D les objets qui s’y trouvent. Le sujet implique des études théoriques, mais aussi de la simulation, de l’expérimentation, de l’optimisation, de l’apprentissage… bref, les compétences mises en jeu sont nombreuses !

Et les rassembler est justement l’un des points forts de Florence Bertails-Descoubes, qui se lance d’ailleurs un nouveau défi dans le domaine : l’organisation les 24 et 25 octobre du premier workshop graphique-physique. Celui-ci reposera sur des présentations en binômes d’un(e) physicien(ne) et d’un(e) informaticien(ne) sur un thème commun.

C’est le bon moment pour organiser cela, car il commence à y avoir un véritable attrait et une curiosité réciproques entre ces deux disciplines, note la chercheuse. La preuve : toutes les places ont été réservées en quelques jours ! Tout comme la création de notre équipe-projet, c’est à la fois une concrétisation de nos collaborations et une nouvelle aventure qui commence !

Florence Bertails-Descoubes
© Inria / Photo S. Erôme - Signatures

Florence Bertails-Descoubes en bref

  • 2006 : doctorat sur la simulation des cheveux à Grenoble INP et prix de thèse Gilles Kahn
  • 2006-2007 : postdoc sur les modèles physiques couplant des structures solides et liquides à l’université de Colombie britannique
  • 2007-2017 : membre de l’équipe BiPop à Inria Grenoble, spécialisée dans la modélisation et la simulation de phénomènes dynamiques non réguliers.
  • 2014 : obtention d’une bourse Starting Grant de l’European Research Council
  • 2017 : création d’Elan comme équipe-centre d’Inria Grenoble Rhône-Alpes, équipe labellisée « Action exploratoire » en 2018