Informatique & Télécommunication

Développement d'Internet : une vision historique de « télécommunicant »

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Mis à jour le 08/04/2021
Le cinquantenaire du démarrage d’Arpanet a été l’occasion de sortir des archives d’anciennes controverses avec en particulier le débat « datagrammes vs circuit virtuels ». Après vingt ans à la Direction Générale des Télécommunications et dix-sept ans chez Bull, l'ingénieur Philippe Picard raconte l'histoire du passage d'Arpanet à Internet, depuis son costume de télécommunicant.
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© Pixabay / Photo The Digital Artist

 

À l’ère du WEB, du smartphone et de la 5G il est malaisé de comprendre certains évènements vieux de plus de 40 ans et des difficultés techniques qu’il fallait résoudre à l’époque. Les nombreux débats actuels sur l’histoire d’Internet entretiennent souvent la confusion sur ce qu’est Internet. Dans le sens commun d’aujourd’hui, Internet est égal au WEB, aux réseaux sociaux, à l'e-commerce et bien d'autres services apparus dans les années 1990. Rappelons l’étymologie d'Internet :  de l'anglais internetwork, lui-même composé des mots inter et network. De même, le Minitel (Vidéotex) dont il est bon ton de se moquer aujourd’hui et d’opposer à Internet fut un service d’information décidé en 1978, bien après les faits dont il question ici.

En 1970 le réseau mondial de télécommunications était essentiellement le réseau téléphonique : les terminaux étaient aussi rudimentaires que possible et toute l’intelligence du fonctionnement du système était dans le réseau.

Ce que l’on appelait téléinformatique était encore balbutiant. L’offre des opérateurs de télécom (les Telcos) était rustique et dérivée du téléphone. Une part importante du marché des transmissions de données était la connexion de terminaux à peine plus « intelligents » que les postes téléphoniques vers des serveurs. Les liaisons inter-ordinateurs balbutiaient et étaient essentiellement des transferts de fichiers.

La loi de Moore est passée par là : 50 ans après, la puissance de traitement en périphérie du réseau (box internet, ordinateurs individuels, smartphones) est devenue dominante : ce qui paraissait impensable en 1970 est aujourd’hui diffusé à des milliards d’exemplaires. C’est TCP/IP qui, en 1974, a fixé la position du curseur qui répartit les fonctions entre réseau et systèmes terminaux pour Internet. Un point très sensible a été la gestion de la congestion du réseau (par ce que l’on appelle le contrôle de flux). La vision du monde des « télécommunicants » était que le réseau devait assurer la qualité de service. TCP/IP délègue cette responsabilité aux systèmes d’extrémité par des mécanismes de contrôle de bout en bout. Cette responsabilité suppose une puissance de traitement suffisante dans ces systèmes terminaux.

L’évolution a été lente : la connexion à TCP/IP dans les O.S. ne fut intégrée en natif qu’avec l’UNIX de Berkeley en 1984 et Windows ne s’y est mis qu’en 1995 !

Le darwinisme technologique a tranché : Internet s’est développé sur la base des principes de TCP/IP et qui est devenu progressivement universel y compris pour la téléphonie … ou le streaming vidéo, au prix de nombreuses évolutions reprenant avec le MPLS certains principes des circuits virtuels.

L’internet d’aujourd’hui est devenu un réseau de télécom presque comme les autres. Son fonctionnement courant est décentralisé sauf pour la gestion des adresses et des noms de domaine. Internet est bien un réseau de réseaux appelés A.S. (Autonomous Systems). Le graphe des 65 000 A.S. recensés à ce jour a une structure commune à tous les réseaux d’infrastructure (transport, télécom), à savoir une structure hiérarchique en « petit monde» (notion popularisée par le sociologue Stanley  Milgram qui, avec son expérience de 1947, a découvert que le nombre de poignées de main séparant deux citoyens quelconques était de 6). Les opérateurs d’internet sont classés en 3 niveaux d’A.S. (« tier networks ») et leurs règles financières et techniques d’interconnexion sont complexes (transit et interconnexion pair à pair).

Le mécanisme de routage auto-adaptatif entre les A.S., le protocole BGP ne peut fonctionner que grâce à la petite distance entre deux A.S. quelconques (moyenne de 15 réseaux traversés). La lutte contre la congestion d’Internet passe par l’augmentation continue des capacités du réseau (artères en fibre optique, puissance des routeurs).

Une histoire française

Dès 1970, les Telcos réfléchissaient aux futurs réseaux commutés de données, avec une technologie dérivée de la commutation téléphonique temporelle naissante. C’est ainsi qu’en France le CNET initia en 1970 l’étude du projet Hermès. L’hypothèse d’une option, la commutation par paquets (CP), était envisagée.

La connaissance du projet ARPANET commençait à se diffuser en France. Et la technique de CP, dérivée de la commutation de messages était déjà utilisée dans quelques grands réseaux privés spécifiques.

Une mission commune CNET-IRIA dirigée par Alain Profit (Adjoint au Directeur du CNET, responsable du département téléinformatique) et Michel Monpetit (Directeur adjoint de l’IRIA et de la délégation à l’informatique) est allée s’informer et nouer des contacts avec l’équipe ARPANET. Quelques ingénieurs français y travaillaient dont Michel Elie faisait partie.

En 1972 le CNET et l’IRIA lancèrent presque simultanément leurs projets incluant la commutation de paquets. Un accord de coopération fut signé. Mais la fausse bonne idée fut de croire que ces deux projets seraient complémentaires et permettraient une sincère coopération. L’IRIA étant censé sous-traiter au CNET la conception du réseau de télécom, et pas seulement la fourniture gratuite de circuits de transmission !

Pour le CNET, le projet RCP était un prototype destiné à préparer un futur service de transmissions de données par paquets nommé Transpac. Il s’agissait de rédiger un cahier des charges en vue d’une réalisation industrielle et d’acquérir les compétences pour prendre part aux travaux de normalisation internationale. L’objectif du futur service était de pouvoir combiner les avantages de la commutation par paquets (multiplexage statistique efficace, conversion de débit) et contrôle de la qualité de service (taux d’erreurs, congestion).

Le projet CYCLADES, inspiré d’ARPANET s’insérait dans l’écosystème du Plan Calcul. L’objectif était d’étudier une architecture de réseau d’échange de données entre ordinateurs hétérogènes et d’accès à des ressources distantes. Le réseau de transmission par paquets Cigale en était un sous projet (voir le témoignage de Gérard Le Lann).

Fin 1973, la DGT annonça son intention d’ouvrir rapidement un service de commutation par paquets. Cette annonce était due à plusieurs émulations, en particulier l’initiative d’un groupe de grandes entreprises françaises qui étudiait un réseau partagé en technologie de paquets … sans oublier la rivalité avec l’IRIA !

Fin 1974, un conseil interministériel donna un feu vert conditionnel pour le lancement de Transpac :

  1. Transpac devra être exploité par une entité juridique distincte des PTT et les futurs utilisateurs devront pouvoir prendre une participation dans la société ;
  2. Les accès au réseau devront respecter une norme internationale ;
  3. Un accord technique devra être trouvé avec l’IRIA.

La suite est connue : la recommandation X25 du CCITT fut approuvée en 1976, la réalisation industrielle du système fut confiée à la SESA, le service démarra officiellement fin 1978. Le réseau a vécu pendant plus de 30 ans avec une vraie réussite commerciale pour les réseaux d’entreprise et permit ultérieurement le déploiement d’applications de très grande diffusion comme le Vidéotex (et ses Minitels) ou les terminaux de paiement électronique.

L’environnement international

Fin 1974, une initiative de la Commission Européenne a contribué à faire évoluer les esprits des Telcos européens. Il s’agissait de promouvoir l’information technique et scientifique via un réseau. La plupart des Telcos de la CEPT ont alors pris conscience que seul un réseau de paquets pourrait répondre à la question.  

Cette affaire a eu deux conséquences :

  • La décision de construire un réseau européen Euronet, exploité par un consortium de PTT européens. Dans cette affaire, il y eut une rude confrontation avec la proposition de l’IRIA d’utiliser le réseau EIN (dérivée de la technologie Cigale) démarré en 1975 ;
  • L’émergence d’une position européenne en faveur des réseaux de paquets. La recommandation X25 du CCITT, officialisée en 1976, fut finalement un compromis technique entre quatre opérateurs très motivés : PTT français, British Post Office, Bell Canada et Telenet (réseau de transmission de données américain créé par Larry Roberts…ancien chef de projet d’ARPANET). Rémi Després, chef du projet RCP, a été un acteur majeur de ce résultat.

Relations avec les industriels de l’informatique

Le succès de Transpac était conditionné par la disponibilité des logiciels de connexion au réseau. IBM était incontournable compte tenu de sa domination du marché. Son attitude fut ambigüe : officiellement peu favorable à la commutation de paquets (non prévue dans SNA), IBM a participé très tôt à des expériences de connexion à RCP, grâce à son labo de Nice / la Gaude.

La CII travaillait étroitement avec Cyclades pour son architecture NNA (voir témoignage de Michel Elie). Après la fusion CII-HB et l’abandon des produits de la CII, la conception de DSA a mieux intégré que SNA l’usage d’X25. Les fortes compétences des équipes de réseau de la CII acquises avec NNA ont été essentielles.

Enfin les industriels de la péri-informatique, ne disposant pas d’architecture propre, étaient très motivés pour développer les connexions X25.

Pour conclure, les décisions de 1975 (Fusion CII-Honeywell-Bull et arrêt d’Unidata, suppression de la délégation informatique) ont retiré au projet Cyclades son support institutionnel.

Sans ces décisions, quel scénario aurait-on pu imaginer ?

  • Interdire aux PTT de lancer Transpac ? Ou au contraire, admettre (sous réserve de solution juridique) la concurrence entre deux réseaux ?
  • Aurait-il été réaliste d’exploiter un service commercial de réseau dérivé de Cyclades :
    • Avec quelle technologie industrielle capable de faire face à un trafic réel ?
    • Avec quels financements et quelle organisation opérationnelle assurant un vrai service de qualité ?
  • Comme le prétendent certains, Internet aurait-il pu être français au lieu d’être dominé par les Américains ?

Je n’ai jamais vu la moindre esquisse de tels scénarios de la part de tous ceux qui portent le deuil de la Délégation à l’Informatique et qui accusent les auteurs de leurs malheurs : Valéry Giscard d’Estaing, la CGE d’Ambroise Roux, les PTT, etc.

Je terminerai par une remarque plus personnelle. La tentative de concertation entre les PTT et l’IRIA, prévue par les accords interministériels de fin 1974 a bien eu lieu. L’interlocuteur des PTT désigné par l’IRIA fut Hubert Zimmermann. L’impossibilité d’obtenir un accord technique n’a pas nui à nos relations ultérieures.

Après l’aventure Cyclades, Hubert Zimmermann se consacra au développement et à la promotion de l’OSI (Open Systems Interconnection) : il était président du SC16 de l’ISO, ce qui lui a donné une grande visibilité internationale. Il avait pris des responsabilités au CNET et nous avons collaboré pour décliner l’OSI dans l’architecture du système d’information de France Télécom, (projet Architel). Il eut ensuite jusqu’à sa disparition en 2012, plusieurs autres rebonds remarquables : création de Chorus, poste stratégique chez SUN.

Ingénieur de formation, Philippe Picard a passé près de vingt ans à la Direction générale des télécommunications, où il a contribué à démarrer les transmissions de données. Il a également piloté le projet Transpac avant d'en devenir directeur général jusqu’en 1982. Philippe Picard a également passé dix-sept ans chez Bull, ou il a occupé les fonctions de directeur des produits de réseau du groupe (1984-1990) puis de responsable du secteur des télécom France puis Europe (1990-2001). Depuis, il est président de l’Association pour l'histoire des Télécommunications et de l'Informatique.