Des essais in silico pour évaluer la toxicité cardiovasculaire de futurs médicaments

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Mis à jour le 05/06/2020
La recherche médicale utilise déjà des essais in vitro (en laboratoire) et in vivo (dans l’organisme) pour mener ses travaux. De plus en plus, elle y ajoute des méthodes in silico*, c’est-à-dire la simulation numérique. Ainsi, dans le cadre du projet européen INSPIRE**, l’équipe Commedia d’Inria de Paris va aider des spécialistes en pharmacologie de sécurité à mieux évaluer et prédire la toxicité cardiovasculaire de candidats-médicaments. Damiano Lombardi, coordinateur du projet pour Inria, répond à nos questions.

Quel est l’objectif de ce projet européen et quel rôle y joue Inria ?

Damiano Lombardi : INSPIRE cherche à améliorer l’évaluation de la toxicité cardiovasculaire de futurs médicaments, afin d’écarter au plus tôt ceux qui génèrent des effets secondaires assez graves pour provoquer l’arrêt du développement ou le retrait du marché. Nous sommes dix partenaires issus de six pays : équipes de recherche en pharmacologie, laboratoires pharmaceutiques, fournisseurs de logiciels et de capteurs, sociétés de biotechnologies… Inria développe des méthodes in silico, autrement dit des modèles numériques qui compléteront les essais in vitro et in vivo menés par ailleurs pour évaluer cette toxicité. 

Pourquoi les effets toxiques ne sont-ils pas tous détectés dès le départ ? 

D.L. : Les études de toxicité respectent des méthodologies strictes, sont très poussées et identifient la majorité des risques. Mais pas la totalité : le fonctionnement du cœur est incroyablement complexe. Déterminer comment il réagira à un traitement à court et à long terme reste un défi scientifique, surtout à l’échelle de millions de futurs patients. 

Sur quels aspects du fonctionnement du cœur allez-vous vous focaliser ?

D.L. : D’abord, l’électrophysiologie, c’est-à-dire le fonctionnement électrique des cellules cardiaques, ou cardiomyocytes. Chacune héberge un système complexe de canaux, de pompes et d’échangeurs où circulent des espèces ioniques telles que le sodium, le potassium et le calcium. Nous devons modéliser l’impact du nouveau médicament à cette échelle cellulaire, puis à celle des oreillettes et ventricules, enfin à celle du cœur dans son ensemble.

Deuxième aspect, l’hémodynamique, c’est-à-dire la circulation du sang. La nouvelle molécule agit-elle sur la pression sanguine en sortie du cœur, dans quelles proportions ? Rend-elle les vaisseaux plus rigides ? Ces perturbations vont-elles s’aggraver au fil du temps ?

À quel stade du développement des médicaments vos modèles seront-ils utilisés ?

D.L. : Lors de l’étape initiale de screening, c’est-à-dire de première évaluation de milliers de molécules-candidates. À ce jour, leur toxicité est quantifiée avec des méthodes manuelles, dont on connaît les limites et qui sont très lentes.

L’objectif d’INSPIRE est de passer à des outils haut débit, plus fiables et plus rapides : les molécules toxiques pour le cœur seront identifiées et écartées très tôt. Cela suppose de parvenir à gérer les flots massifs de données qui seront produits lors de l’évaluation. C’est une facette du projet à laquelle s’attelle une autre équipe Inria, Delys.

Deux équipes Inria et trois thèses prévues

Le projet INSPIRE mobilise deux équipes Inria. Commedia, à laquelle appartient Damiano Lombardi, se penche sur les algorithmes d’évaluation du fonctionnement électrique du cœur et de son hémodynamique (circulation du sang) ; deux thèses y seront consacrées. Quant à Delys – une équipe d’Inria de Paris spécialisée dans les systèmes distribués –, elle conduira une thèse sur la gestion des volumes massifs de données générées par les études de toxicité cardiovasculaire. À titre d’exemple, la MEA enregistre 25 000 mesures par seconde pendant des heures et peut être combinée avec d’autres méthodes comme l’imagerie par fluorescence. Les flux d’informations entrantes sont énormes et proviennent d’appareils différents : un défi à relever.   

La pharmacologie de sécurité est-elle un sujet nouveau pour votre équipe Inria ?

D.L. : Commedia, l’équipe à laquelle j’appartiens, est spécialisée dans la modélisation et la simulation des systèmes cardiovasculaire et respiratoire. Elle travaille sur la pharmacologie de sécurité depuis plusieurs années. Elle a notamment élaboré une méthode qui combine des essais in vitro et in silico pour prédire le blocage des canaux ioniques et certaines arythmies cardiaques ; c’est ce projet qui nous a valu d’être sollicités pour INSPIRE.  

Les programmes européens ITN (ou Innovative Training Networks) permettent de financer pendant une durée de quatre ans des réseaux européens de formation et financent, dans le cadre d’INSPIRE, des thèses. Les doctorant.e.s embauché.e.s pourront, devront en fait, se rendre dans différents organismes de recherche dans de multiples pays de l’Union Européenne, et également effectuer de courts stages chez des partenaires (publics ou industriels entre autres) de la structure de recherche les accueillant. Les ITN promeuvent la formation par la recherche de nos futur.e.s scientifiques, en leur permettant de faire l’expérience de la mobilité. Les doctorant.e.s qui sortiront du programme européen Inspire bénéficieront ainsi d’une formation multidisciplinaire et intersectorielle.

D’où viendront les données nécessaires à vos modèles ?

D.L. : Elles seront produites lors d’essais in vitro. En électrophysiologie, il s’agira de la technique du Microelectrode Array (MEA), inventée dans les années soixante-dix pour étudier les neurones. On dépose sur une micropuce plusieurs centaines de cardiomyocytes. On injecte un courant dans cette sorte de tissu cardiaque et on le mesure en sortie, comme pour un électrocardiogramme. Puis on ajoute la molécule à tester et on répète l’opération afin de comparer les signaux.

De même, pour l’hémodynamique, des partenaires du projet INSPIRE nous fourniront des données de pression et de débit sanguin en différents points de l’arbre vasculaire, avec et sans la molécule.

Ces informations suffisent-elles pour réaliser des évaluations fiables ?

D.L. : Nous les compléterons avec des données expérimentales issues de travaux antérieurs sur des molécules anciennes bien connues : elles nous serviront de base d’apprentissage. En électrophysiologie par exemple, ces travaux nous indiquent comment un blocage du canal potassique se traduit dans les signaux MEA. Autrement dit, nous disposons de solides connaissances a priori sur les phénomènes indésirables à détecter, ce qui rendra nos prédictions plus fiables.

Quelques exemples de ces phénomènes que vous voulez identifier ?

D.L. : En hémodynamique, la grande ambition est de prédire l’évolution à long terme du fonctionnement du cœur. Une molécule non toxique à la première prise peut le devenir au fil du temps et générer par exemple de l’hypertension. Si nous parvenons à des prédictions fiables sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois, ce sera une belle avancée.

En électrophysiologie, nous espérons déterminer si un candidat-médicament impacte un ou plusieurs des trois canaux ioniques, avec des courbes précises dose/réponse. Nous voudrions aussi identifier les éventuels effets cumulés : par exemple, la molécule est bloqueur calcique à faible dose, mais également bloqueur potassique à plus forte dose.

 


*Le silicium est le matériau le plus employé dans les puces des ordinateurs.

**INSPIRE : INnovation in Safety Pharmacology for Integrated cardiovascular safety assessment to REduce adverse events and late stage drug attrition.

Ce projet est financé au titre de: H2020-EU.1.3.1.