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Virginie Ehrlacher : vers un grand bond de la simulation numérique

Date:
Mis à jour le 11/12/2023
Même pour les ordinateurs les plus puissants, la simulation numérique des systèmes composés d’un très grand nombre de particules ou d’agents reste un défi de taille. Virginie Ehrlacher, chercheuse de l’équipe-projet commune MATHERIALS (École des Ponts ParisTech, Inria), veut repousser les limites actuelles grâce à la bourse européenne ERC (European Research Council) qu’elle vient d’obtenir. Son objectif : développer des méthodes numériques innovantes, avec à la clé de nombreuses applications, des traitements médicamenteux à la prédiction de mouvements de foule.
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Vous êtes lauréate de la prestigieuse bourse européenne ERC - Starting Grants. Qu’est-ce qu’elle va vous permettre de réaliser ?

Grâce à cette dotation, je vais lancer en décembre un projet de recherche dénommé HighLEAP. Son ambition : élaborer un nouveau cadre mathématique pour le développement et l'analyse de méthodes numériques efficaces et précises, en vue de la simulation de systèmes constitués d’un très grand nombre de particules ou d’agents en interaction. Il s’agit par exemple de comprendre, à l’aide de calculs opérés sur des machines de calcul ultraperformantes, comment l’agencement de différents atomes confère leurs propriétés à des molécules complexes, comme celles développées en pharmacie, ou à des matériaux, comme ceux utilisés dans l’industrie.

Le projet HighLEAP affinera notre compréhension de la validité de ces modèles et de leurs capacités prédictives. Une démarche indispensable pour pouvoir envisager, à terme, des applications concrètes qui intéressent par exemple les ingénieurs de l’industrie, en particulier pour des problèmes de durée de vie de matériaux.

Ce travail s’inscrit dans le cadre des recherches que nous menons au Cermics (Centre d'enseignement et de recherche en mathématiques et calcul scientifique) de l’École des Ponts ParisTech et au sein de l’équipe-projet Inria Matherials dont je suis membre.

Concrètement, comment allez-vous conduire ce projet de recherche ?

Avec un budget de 1,3 million d’euros sur cinq ans, je prévois de constituer une petite équipe et de recruter deux doctorants et deux postdoctorants – avis aux candidats mathématiciens amateurs de numérique !

Ce dispositif représente l’opportunité de former de jeunes chercheurs à des enjeux cruciaux pour la simulation numérique.

Il s’agit aussi de structurer un nouveau domaine de recherche et d’y intéresser une communauté de chercheurs issus de diverses disciplines. Pour cela, je compte organiser différents colloques et écoles d’été. Cette dimension collective du projet de recherche me motive tout particulièrement !

En quoi ce projet peut-il changer la donne dans votre domaine ?

Le comportement des systèmes considérés dans le projet obéit à des équations mathématiques bien connues des modélisateurs, comme la fameuse équation de Schrödinger qui décrit les phénomènes quantiques – à des échelles microscopiques –, ou l’équation de Fokker-Planck, très utilisée en dynamique moléculaire.

Ces équations mettent en jeu beaucoup de variables : par exemple dans le cas d’une molécule constituée d’un grand nombre d’atomes, le problème à résoudre par simulation devient très important… au point de dépasser les capacités de calcul et de stockage des ordinateurs, même les plus puissants au monde ! Et ce n’est pas la seule difficulté, car à cette "malédiction de la dimensionnalité" s’ajoute la spécificité de certains problèmes. Car ces équations dépendent de tout un éventail de paramètres (par exemple certaines propriétés des particules ou des matériaux) connus de manière imprécise.

Les procédés "classiques" de simulation , qu’utilisent aujourd’hui nombre de chercheurs ou d’ingénieurs, s’avèrent ici inopérantes. Notre projet HighLEAP se donne donc comme ambition de développer de nouvelles méthodes numériques pour résoudre de tels problèmes. Même si la tâche est conséquente – voire intimidante, tant les difficultés théoriques et pratiques sont nombreuses –, nous voulons générer un grand bond de la simulation numérique.

Et quelles applications comptez-vous faire émerger ?

Il est un peu tôt pour envisager un usage immédiat de notre travail, qui reste avant tout plutôt théorique, mais nous avons déjà en tête différents cas d’usage. Si nous parvenons, comme nous l’envisageons, à développer ces méthodes de calcul efficace pour des problèmes de grande dimension, nous ouvrirons la voie à diverses applications des simulations : élaborer de nouvelles molécules pour des traitements médicamenteux, fiabiliser la conception de systèmes mécaniques critiques et même optimiser les flux de passagers au sein d’une gare, ou simuler les mouvements de foule dans un stade, une salle de spectacle… Car ce sont des situations qui mettent en jeu, comme en chimie moléculaire, d’innombrables agents.

Les méthodes que nous développons sont génériques et peuvent à ce titre répondre à une vaste gamme de préoccupations dans différents secteurs, comme celle de la sécurité d’installations ou d’équipements. C’est, entre autres, pour cette grande diversité d’applications possibles que j’aime la recherche en mathématiques et en numérique !  

Comment naît un projet ERC ?

« Le projet HighLEAP est le fruit de nombreuses années d’études et de recherches relatives aux aspects mathématiques et numériques des techniques de simulation, engagées depuis ma thèse, soutenue en 2012. J’ai ainsi analysé différentes voies actuellement explorées par la communauté scientifique pour contourner les difficultés posées par la grande dimensionnalité ou le caractère aléatoire de certains problèmes.

J’ai également eu la chance de contribuer aux travaux de deux projets ERC – une Consolidator Grant portée par Tony Lelièvre (École des Ponts ParisTech/Inria de Paris), et une Synergy Grant portée par Éric Cancès (École des Ponts Paristech), Yvon Maday, Laura Grigori (Inria de Paris) et Jean-Philip Piquemal. Le premier porte sur la simulation de dynamique moléculaire, le second sur la modélisation de structures électroniques. J’ai beaucoup appris au contact de mes collègues, à la fois sur le plan scientifique et humain, et j’ai particulièrement apprécié ce travail avec les contributeurs de ces projets, tous engagés autour d’un sujet scientifique stimulant et novateur.

Cette expérience a sans doute incubé ma propre idée de proposer un projet ERC quelques années plus tard. Les encouragements de Tony, Éric et Yvon à persévérer en ce sens n’y sont pas étrangers… car il a fallu m’y reprendre à deux fois avant de décrocher cette bourse ! Le processus de sélection est en effet très exigeant, et outre mes collègues directs, j’ai aussi pu compter sur le soutien sans faille des équipes Inria qui m’ont accompagnée dans la rédaction du projet ou la préparation des entretiens, etc. Pour un chercheur, il est très rassurant de se savoir soutenu lorsque l’on s’engage dans une telle démarche, chronophage et incertaine quant à son résultat. »

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