Systèmes complexes

Murene : la théorie des graphes pour réduire les risques de faillite

Date:
Mis à jour le 06/04/2023
Les modélisations mathématiques constituent une voie prometteuse pour diminuer les dettes contractées entre les entreprises. Cinq chercheurs explorent ce domaine novateur à travers l’action exploratoire Murene. Un moyen à terme de limiter les faillites, grâce à des algorithmes adaptés à la complexité des relations économiques et à l’aide de la théorie des graphes.
Le prêteur et sa femme
© 1984 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Blot/Jean

Modéliser les systèmes complexes en économie

Pilotée depuis septembre 2022 par Nazim Fatès, chargé de recherche au Centre Inria Nancy - Grand Est, l’action exploratoire Murene (Mutualisation et réduction des dettes par netting d’entreprises) est dédiée au problème des dettes détenues par des agents économiques fortement reliés. Quel est l’objectif de ces recherches particulièrement novatrices ? Développer des modélisations et des algorithmes permettant de diminuer les dettes contractées entre les entreprises. Avec une ambition : contribuer à réduire les risques de faillite pesant sur les plus petits acteurs du monde économique (PME, TPE, startups). Dotées en général de peu de liquidités, ces entreprises sont en effet fortement dépendantes des compensations des dettes et créances et particulièrement vulnérables face à des retards de paiement de leurs factures.

Le prêteur et sa femme

L’initiateur de cette action exploratoire, Nazim Fatès, a rejoint Inria en 2005 au sein des équipes Maia puis Mocqua. Depuis sa thèse en mathématiques et informatique à l’ENS Lyon en 2004 (après avoir été diplômé de l’École Centrale de Lille), il se penche sur la modélisation des systèmes complexes, comme les automates cellulaires. Constitués d’une importante quantité d’entités en interaction, de tels systèmes se rencontrent en biologie (par exemple les cellules du cerveau) ou en économie (les marchés). « En raison du grand nombre de relations entre eux, il s’avère difficile de prévoir et de calculer leur dynamique globale, précise Nazim Fatès. L’équipe Mocqua, commune entre Inria et le Loria, s’intéresse justement à des méthodes et des modèles de calcul émergents, comme ceux de l’informatique parallèle ou de l’informatique quantique, permettant de modéliser l’évolution de tels systèmes. »

Représenter les dettes par des graphes

C’est cependant via un tout autre domaine qu’a émergé l’action exploratoire : féru de philosophie - il a suivi un cursus en philosophie des sciences à Sorbonne Université -, Nazim Fatès s’est ainsi penché sur la question de la monnaie. Une rencontre avec Massimo Amato, professeur à l’université Bocconi de Milan, historien de l’économie et de la monnaie, le pousse alors à proposer les bases mathématiques d’une modélisation des relations de dettes entre agents économiques. 

Un projet mutuellement enrichissant

C’est une connaissance commune qui m’a mis en relation avec Nazim Fatès, car je cherchais la contribution d’un mathématicien-informaticien sur un sujet économique qui prend toujours plus d’importance : la représentation de l’activité économique comme une interaction d’acteurs décentralisés, explique Massimo Amato. Dès le début, le travail a été interdisciplinaire, avec une ouverture du mathématicien sur les questions économiques et l’ouverture de l’économiste aux exigences d’une représentation mathématique adéquate des phénomènes économiques. Notre collaboration ne s’est pas limitée à un échange de compétences pour une représentation correcte d’un phénomène déjà connu, mais nous a amenés à une reformulation du problème économique et à un affinage des outils mathématiques. Nous avons pu donner une représentation systémique des interactions financières entre acteurs, non seulement en vue de l’optimisation des flux de financement, mais aussi d’une lecture systémique du risque financier. Cela ouvre des perspectives théoriques et de policy qui sont réellement remarquables.    

Massimo Amato, professeur à l'université Bocconi à Milan

Ce modèle s’appuie sur la théorie des graphes : les sommets des graphes représentent les entreprises, tandis que les arcs incarnent les factures émises dans un laps de temps donné. En comprenant la dynamique de ces graphes et leurs propriétés mathématiques, l’objectif est alors de trouver des stratégies permettant de résorber de façon optimale les dettes entre les acteurs. L’approche, fondée sur les modèles et les algorithmes de calcul adaptés à la complexité des relations économiques, permettrait à terme de stabiliser le marché des entreprises pour éviter des faillites en chaîne, en renforçant la confiance entre elles.

Favoriser la prise de risque

Le sujet reste néanmoins éloigné des recherches habituelles de l’équipe Mocqua. « Proposer un projet au titre des actions exploratoires m’a alors semblé le meilleur moyen pour creuser ces questions, explique Nazim Fatès. J’ai déposé un premier dossier en 2020, qui n’avait à l’époque pas été sélectionné. Encouragé par Bruno Lévy, le directeur du Centre Inria Nancy - Grand Est, j’ai repris le projet et en ai proposé une nouvelle mouture, cette fois-ci retenue en 2022 ! »

Comme les autres actions exploratoires, Murene est alignée avec le Contrat d’objectifs et de performance (COP) d’Inria : le dispositif ambitionne d’apporter des réponses à des questions de société et se fonde sur des recherches interdisciplinaires novatrices, en favorisant la prise de risque scientifique.

L'équipe de Murene au complet

  • Nazim Fatès, Inria ;
  • Joannès Guichon, Inria ;
  • Sylvain Contassot-Vivier, Ul ;
  • Massimo Amato, Université Bocconi, Milan, Italie ;
  • Lucio Gobbi, Université de Trente, Italie.

Les financements accordés à ce titre par Inria ont permis le recrutement de Joannès Guichon, ingénieur diplômé de Télécom Nancy en juin 2022, qui vient de rejoindre Mocqua pour une thèse encadrée par Nazim Fatès et Sylvain Contassot-Vivier, professeur à l’université de Lorraine et chercheur au Loria.

Prendre en compte l’action publique

Cette thèse a pour objectif de développer des stratégies algorithmiques et un outil informatique permettant de réduire les dettes totales des agents liés par des relations de créance. « Imaginez une bande d’amis partant en vacances ensemble, le premier s’acquittant des frais d’hébergement, le deuxième des courses, le troisième des sorties, etc. Au moment de régler les comptes, ils trouveront un moyen rapide de déterminer quelle somme chacun doit aux autres. Et s’ils n‘ont pas envie de faire des calculs, ils pourront utiliser une application, illustre le jeune chercheur. Mais la question devient plus complexe avec un très grand nombre d’acteurs, car dans la pratique, nous nous intéressons à des entreprises au sein d’une région économique donnée, soit plusieurs dizaines de milliers d’agents ! »

De plus, les chercheurs souhaitent inclure dans le processus un acteur extérieur (par exemple un État, une chambre de commerce, une banque, etc.) qui pourra effectuer une rentrée d’argent dans le système pour combler les écarts subsistant après les compensations des dettes. Les questions à étudier ne manquent pas : où et quand ce tiers doit-il intervenir et quel montant doit-il engager pour que son action soit la plus efficace possible ? Et selon quels critères évaluer cette efficacité ?

Développer des solutions opérationnelles

« Ces questions sont loin d’être triviales et les problèmes posés sont extrêmement complexes à résoudre, car il s’agit de trouver une solution optimale, en réalisant par exemple un compromis entre les sommes injectées et la qualité de l’effacement de la dette », éclaire Nazim Fatès. À ce jour, il n’existe pas d’algorithmes permettant de régler, même avec des moyens de calcul extrêmement puissants, le type de problèmes en jeu (les scientifiques parlent de "problèmes NP complets"), ce qui laisse le champ d’investigation très ouvert. On pourrait notamment utiliser des moyens de calcul de grande échelle pour parvenir à des solutions proches de l’optimal en temps raisonnable.

Pour autant, la difficulté de la tâche ne semble pas intimider Joannès Guichon, bien au contraire ! « Je trouve le sujet passionnant… Pour moi, l’informatique est une science de support au service d’autres domaines scientifiques. Elle doit contribuer à développer des solutions opérationnelles et à proposer un regard nouveau sur des questions majeures », estime le jeune doctorant.

On sait que les dettes peuvent être exploitées à des fins spéculatives, mais les spéculations qui intéressent les chercheurs sont d’une tout autre nature… À la fois intellectuelles et scientifiques, elles ont pour but la résolution de problèmes concrets, afin de contribuer du mieux possible aux enjeux d’une économie réelle.

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