Éducation et numérique

Anne-Marie Kermarrec, un engagement fort pour la diversité dans le numérique

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Mis à jour le 03/08/2022
Chercheuse en informatique, entrepreneure et aujourd’hui professeure à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Anne-Marie Kermarrec vient de publier 'Numérique, compter avec les femmes' aux éditions Odile Jacob. Retour avec l’ancienne directrice de recherche chez Inria Rennes - Bretagne Atlantique sur son parcours et son engagement pour faire du numérique un secteur plus diversifié.
Anne Marie Kermarrec
© Inria / Photo C. Lebedinsky

Comment êtes-vous arrivée dans le milieu de la recherche ?

C’est un peu du hasard, une question d’opportunité. Je sortais de mes deux premières années d’études à l’université de Rennes et il fallait que j’oriente mon choix entre mathématiques, économie et informatique. Puis j’ai fait un stage qui m’a beaucoup plu avec André Seznec. J’avais un frère qui faisait une thèse en informatique sur le tard, et cela m’a mise sur la voie. Je me suis donc lancée dans une thèse consacrée à la tolérance aux défaillances dans les systèmes à mémoire partagée chez Inria Rennes. Puis j’ai décidé de rester dans le monde académique.

En 1996, après avoir bouclé ma thèse, je suis partie à Amsterdam pour un postdoctorat (sous la houlette du Professeur Andy Tanenbaum, à Vrije Universiteit). À mon retour, un an plus tard, j’ai été maître de conférences à l’université de Rennes puis, en 2000, j’ai intégré Microsoft Research à Cambridge. Avec du recul je dirais que c’est l’une des meilleures décisions de ma carrière. J’y suis restée quatre ans et je suis revenue en 2004 comme directrice de recherche à Inria Rennes. J’y ai alors monté une équipe de recherche : ASAP (pour As Scalable As Possible), intégralement consacrée aux systèmes distribués dynamiques à grande échelle. Là, mes travaux se sont progressivement orientés vers la personnalisation de l'expérience utilisateur au travers du projet GOSSPLE et j’ai obtenu, en 2008, une bourse ERC Starting.

En 2015 j’ai créé la startup Mediego, une spin-off d’Inria, basée sur les travaux menés à l’institut. Cette entreprise, dont j’étais CEO, a été revendue en 2019 à Welcoming Group.

C’est, ici aussi, une histoire d’opportunité. On avait une technologie dont je pensais vraiment qu’elle pourrait faire l’objet d’une startup. Je me suis dit qu’il n’y avait pas 36 000 occasions dans la carrière d’un chercheur de se lancer dans l’entrepreneuriat, donc je l’ai tout simplement fait. J’ai également été très accompagnée dès le départ, à la fois par l’équipe de Patrice Gelin à Rennes, et par IT Translation avec Laurent Kott, ce qui était très rassurant pour se lancer.

Je suis très contente de l’avoir fait, c’était une aventure technique et humaine très différente et intéressante. J’y ai appris énormément de choses : faire un business plan, parler à des clients, des investisseurs… des choses qu’on ne sait pas nécessairement faire quand on est chercheur. C’était très enrichissant.

Pour autant, aujourd’hui, je suis contente d’être revenue au monde académique qui me correspond vraiment bien (Anne-Marie Kermarrec est, depuis janvier 2020, professeure à l’EPFL). Quand on est dans l’entrepreneuriat, qu’on a trouvé son marché et des technologies qui marchent, on n’est plus sur du travail scientifique. J’apprécie la liberté qu’on a dans le monde de la recherche, et le contact avec les jeunes. Les accompagner pendant leur thèse, ça m’a toujours beaucoup plu, j’ai des doctorants qui viennent de partout dans le monde, c’est vraiment super à vivre.

Quelles sont, selon vous, les similitudes entre le monde académique et le monde entrepreneurial ?

C’est déjà la capacité à s’adapter, et à encaisser les refus. Quand on est chercheur, on soumet des articles et des projets, on doit les mettre en avant, et on doit apprendre à rebondir quand ils sont refusés. Monter une entreprise, c’est pareil. On doit vendre notre produit aux investisseurs et aux clients, et savoir s’adapter face aux refus. L’avantage, également, de se lancer dans l’entrepreneuriat avec un statut de chercheur, c’est de bénéficier d’une véritable crédibilité auprès des prospects.

À l’inverse, le management y est totalement différent. Lorsqu’on on dirige une équipe de recherche, on manage bien évidemment des doctorants, mais dans l’entrepreneuriat les enjeux sont tellement importants que le management devient primordial pour pouvoir embarquer chaque personne dans l’aventure. Comme déjà dit, c’est une vraie aventure humaine.

Sept femmes qui font la science et l'innovation chez Inria

Vous venez de publier un livre sur la place des femmes dans le numérique. Quel a été le moteur de ce projet ?

J’avais écrit quelques tribunes pour le blog Binaire du Monde sur plusieurs années, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, et j’ai mis à profit le premier confinement pour continuer cette réflexion et coucher sur le papier ce que j’avais en tête sur le sujet.

Numérique, compter avec les femmes - Éditions Odile Jacob, février 2021

J’ai eu envie de faire le point sur ce que j’ai pu observer ces 25 dernières années, en tirant parti de mon expérience scientifique et entrepreneuriale. Ça n’est pas un article scientifique, c’est assez personnel, et c’est basé sur ce que j’ai pu lire ou observer dans mon activité ou divers comités scientifiques. J’y aborde beaucoup de sujets : le peu de femmes qu’il y a dans les Prix Nobel, les biais dans l’IA, les robots sexuels, dans le secteur numérique, avec quelques ébauches de solutions, quand j’en ai, parce que ce n’est pas magique non plus !

Avec un constat global : le manque de diversité dans le numérique ?

C’est ça. On est dans un secteur sinistré, et même si des efforts sont faits, de nombreux biais existent encore, venant des hommes comme des femmes. Il y a, par exemple, plus de femmes au bas de l’échelle qu’en haut. Les femmes, quand elles écrivent un dossier, ont également un ton moins incisif, elles sont moins sûres d’elles, et développent plus facilement le syndrome de l’imposteur. De leur côté, les hommes, quand ils font des lettres de recommandation à quelqu’un, ne vont pas mettre en avant les mêmes qualités pour un homme ou une femme, et n’utilisent pas les mêmes mots… Ça passe par beaucoup de petites choses. 

C’est un sujet, de manière générale, qui m’intéresse depuis toujours. Je n’ai pas l’impression d’avoir personnellement souffert de cette situation, mais j’ai souvent été la seule femme dans les assemblées scientifiques. Et le problème, c’est qu’on s’y fait, et qu’on arrive même parfois à ne plus s’en rendre compte.

Il faut néanmoins voir que les choses évoluent. Au départ on ne parlait pas de parité, on n’y faisait pas attention. Au début des années 2000, on a commencé à déplorer le manque de femmes dans le secteur, et depuis une dizaine d’années on voit une véritable évolution, on essaie de trouver des solutions, d’agir.

Beaucoup d’actions sont menées pour pousser les jeunes femmes à aller vers les maths et la science dès le départ. Ça ne veut pas dire que ça résout tout, ça ne va pas très vite, mais au moins ça avance.  C’est un travail de longue haleine, à faire chez les parents, les enseignants, les hommes, les femmes… On a tous des biais, même les plus avertis d’entre nous, et le plus important c’est d’en prendre conscience et de travailler dessus.