Quand le clavier AZERTY se réinvente

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Mis à jour le 16/11/2022
Faciliter l'écriture du français, gagner en ergonomie et permettre la saisie de toutes les langues régionales et européennes… tel était le triple objectif assigné à la norme sur le clavier français, publiée début avril par l'AFNOR . Retour sur un projet hors du commun, en compagnie de Mathieu Nancel, chargé de recherche au centre Inria Lille - Nord Europe et membre de l'équipe de chercheurs et chercheuses qui a conçu l'outil d'optimisation au cœur du chantier.
Azerty
CCO - Pexels / Pixabay

 

Apparu dans les dernières décennies du XIXe siècle, le clavier AZERTY est une exception "franco-belge" jalousement préservée dans un monde très largement dominé par son cousin QWERTY. Malgré cet attachement de longue date, cette disposition n'était, jusqu'à cette année, qu'un standard de fait, qui n'avait jamais fait l'objet d'une description normative. Le 2 avril 2019 cette situation a pris fin avec la parution d'une norme d'application volontaire intitulée "dispositions de clavier bureautique français" (NF Z71 300). C'est l'aboutissement d'un projet de longue haleine, engagé dès 2015 sur proposition de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (ministère de la Culture) et mené par un collectif de professionnels sous l'égide de l'AFNOR. Parmi ces derniers figurait une équipe de chercheurs en interaction humain-machine (IHM) réunissant des représentants de l’Université d’Aalto (Finlande), d’ETH Zurich (Suisse), d'Inria Lille - Nord Europe, et du Max Planck Institute for Informatics (Allemagne).

Pour Mathieu Nancel, l'aventure a commencé alors qu'il était encore postdoctorant au sein du laboratoire ide l'Université d'Aalto. "Un jour, mon responsable Antti Oulasvirta m'a demandé si j'avais entendu parler d'un projet concernant les claviers AZERTY qui venait d'être lancé. Ce n'était pas le cas, et à cette époque-là je travaillais sur toute autre chose. Mais Antti Oulasvirta était intéressé par le sujet et, comme j'étais français et chercheur, j'ai joué le rôle de médiateur pour permettre à l'Université Aalto de proposer une collaboration à l' AFNOR. C'est ainsi que je me suis retrouvé impliqué dans ce projet qui allait m'occuper intensément pendant plus de 3 ans, d'abord sous les couleurs d'Aalto, puis sous celles d'Inria…"

Portrait de Mathieu Nancel avec le nouveau clavier AZERTY
Photo Antti Oulasvirta

Des contraintes multiples, des milliards de combinaisons possibles

Pour le ministère de la Culture, l'enjeu était double. Il s'agissait de faciliter l'écriture en français correct et de gagner en ergonomie, tout en permettant d'écrire plus facilement les langues régionales et européennes. Si l'ambition peut se résumer en une phrase, le projet révèle toute sa complexité dès lors qu'on s'intéresse à la multiplicité des points à améliorer : caractères absents des claviers (æ, œ, «»…), ou difficilement accessibles (É et Ç) symboles qui se baladent d'un système d'exploitation à l'autre (€, @…), fonctionnalités méconnues par les utilisateurs, difficultés pour saisir les langues régionales ou européennes (point médian · pour l'occitan, “accent barré” ø pour les langues nordiques, eszett [ß] allemand, etc.).

"Un autre objectif du chantier était de rendre plus accessibles de nouveaux jeux de caractères et symboles utiles lors de la rédaction de documents spécifiques ou techniques, à l'instar des lettres de l'alphabet grec ou des symboles mathématiques", ajoute Mathieu Nancel. La feuille de route était donc longue – puisqu'il fallait intégrer presque 60 caractères supplémentaires -  et le terrain d'exploration était immense "car, même s'il était convenu dès le départ de ne pas toucher à la disposition actuelle des lettres et des chiffres des AZERTY, nous avions tout de même des milliards de combinaisons possibles !"

Quatre critères en ligne de mire

Les contributions de l'équipe, centrés sur les travaux de thèse d'Anna Feit (désormais postdoctorante à ETH Zurich) et en collaboration avec Maximilian John et Andreas Karrenbauer du Max Planck Institute for Informatics, ont porté sur l'élaboration d'un outil d'optimisation destiné à concevoir et évaluer des dispositions de clavier optimales suivant les contraintes fixées par les experts du comité de normalisation.

Pour paramétrer les critères d'évaluation, les chercheurs ont mené un grand chantier de collecte des données. Cette étape les a notamment amenés à rassembler de vastes corpus de textes, allant de textes formels à des publications sur les réseaux sociaux en passant par des codes de programmation, et ce afin de refléter au mieux tous les usages modernes du français écrit. Au total, plus de 5 milliards de caractères ont été collectés dans ce cadre. "Nous avons par ailleurs mené une étude crowdsourcée avec 900 participants afin de disposer de données réelles pour le critère relatif à la durée de saisie" , poursuit Mathieu Nancel.

 

...Je trouve positif que la France puisse donner l'exemple en intégrant les techniques de pointe en informatique dans un processus de conception à l'échelle nationale.

 

 

Ajustements et enquête publique

Une fois réalisé, l'algorithme d'optimisation a été utilisé pour explorer l'ensemble du champ des possibles - soit des trillions d'arrangements différents -  en suivant les différents scénarios définis par le comité d'experts au fil des projets : pondération des critères, emplacements contraints pour certains caractères… "Chaque disposition proposée par l'outil a ensuite été évaluée par le comité sur le plan qualitatif qui s'est alors penché sur tous les critères qui n'étaient pas formulables mathématiquement et qui échappaient donc à notre outil, avec de nombreuses itérations d'ajustements à la clé."

Par la suite, les résultats de ces travaux ont fait l'objet d'une enquête publique qui a connu un grand succès, permettant de recueillir près de 4000 commentaires en l'espace d'un mois, qui ont, par la suite, donné lieu à un nouveau cycle d'optimisation/ajustements.

Clap de fin

Maintenant que la norme est publiée, la balle est désormais dans le camp des fabricants qui décideront de se l'approprier pour permettre aux consommateurs de disposer de claviers mieux adaptés aux usages contemporains et plus ergonomiques. En attendant de voir arriver les premiers claviers améliorés sur le marché, il est possible de se familiariser avec la future disposition sur un site dédié réalisé par Mathieu Nancel et Anna Feit. Pour Mathieu, qui aura consacré près de trois ans de sa jeune carrière à un projet qui devait initialement durer 6 mois, c'est une page importante qui se tourne. "Au final, et même si elle a été plus longue que prévue et par moments éprouvante, cette expérience aura été particulièrement enrichissante d'un point de vue culturel et humain" , résume le chercheur en conclusion.