Santé - Médecine personnalisée

L’intelligence artificielle en radiologie : quels bénéfices ?

Date:
Mis à jour le 26/10/2022
Au cœur de la santé numérique, le projet RAID a rassemblé radiologues du CHU de Lille et spécialistes de l’intelligence artificielle (IA) d’Inria. Le but ? Mettre au point un algorithme d’aide à la décision en radiologie. Si cette étape est un succès en laboratoire, elle révèle également des effets inattendus de l’IA sur le diagnostic des professionnels en conditions cliniques.
Radiologie du coude
Thibaut Jacques

Santé numérique : des radiologues bientôt au chômage ?

« En novembre 2016, Geoffrey Hinton, l’un des pontes de l’intelligence artificielle, a déclaré : ‘‘Dans cinq ans, l’apprentissage profond sera tellement performant qu’il ne sera plus utile de former des radiologues’’, se souvient Thibaut Jacques, radiologue au CHU de Lille. C’était très provocateur mais cela montrait que dans le domaine de l’informatique, l’intérêt pour les applications de l’IA en santé était énorme… alors que dans le domaine de la santé, peu de gens à l’époque s’y intéressaient. Il fallait donc faire en sorte que spécialistes de la santé et du numérique travaillent ensemble pour évaluer si l’apprentissage profond était réellement à même de proposer des solutions réalisables et pertinentes en radiologie. » 

Assez logiquement, Thibaut Jacques et ses collègues se tournent vers l’équipe Scool d’Inria, dirigée par Philippe Preux, avec qui ils partagent la tutelle de l’université de Lille. Lorsque les deux hommes se rencontrent en 2018, ils affichent une même conviction : l’IA est loin de pouvoir remplacer les radiologues. Mais ils sont également curieux de savoir jusqu’où de tels outils peuvent quand même aller. « Dans notre communauté scientifique, on parle d’algorithmes performants… mais sur des images qui font toutes la même taille, ou avec des éléments à repérer qui sauteraient aux yeux de n’importe quel humain, précise Philippe Preux. En radiologie, c’est complètement différent : la taille des images est variable et un humain non expert n’y distingue quasiment rien. Le contexte n’est donc pas du tout le même. C’était pour moi un beau défi de voir comment la recherche publique, avec des moyens limités, était capable de s’y adapter. »

Radiologie du coude : le souci du détail à repérer

Première étape indispensable : obtenir un financement. Dans le cadre d’un contrat plan État-Région "data" financé par le FEDER et porté par Inria, Philippe Preux dépose donc un projet, intitulé RAID : Radiology AI Demonstrator. 100 000 € sont accordés fin 2018, ce qui permettra d’engager un ingénieur pendant 18 mois et d’acheter un ordinateur adapté à la mission.

Il faut ensuite choisir le type de pathologie que l’IA devra apprendre à détecter. L’équipe opte pour la radiologie du coude en traumatologie pédiatrique. « Celle-ci est particulièrement complexe et conduit à de nombreuses erreurs de diagnostic, note Thibaut Jacques. C’est donc un sous-domaine intéressant, pour lequel le CHU de Lille dispose de données, mais qui reste de niche, donc en dehors de ce que font les autres équipes dans le monde sur le sujet. »

Le data scientist Franck Valentini, embauché pour le projet, se met à l’œuvre à l’automne 2019 et, pour gagner du temps, récupère sur Internet des réseaux de neurones artificiels préentraînés, c’est-à-dire déjà capables de reconnaître certaines formes géométriques. Puis il affine leur entraînement à partir de radios du coude chez l’enfant, labellisées par Thibaut Jacques et son interne, Clémence Rozwag. « Ces images présentaient plusieurs difficultés pour le réseau de neurones, détaille Philippe Preux. D’une part, elles ne faisaient pas toutes la même taille ; d’autre part, la zone d’intérêt n’était pas forcément centrée et pouvait se présenter sous différentes orientations. Enfin, les radiologues établissent leur diagnostic à partir d’un ensemble de radios. Or sur certaines, la pathologie est bien visible, mais sur d’autres pas du tout… et pourtant toutes seront étiquetées comme correspondant à cette pathologie ! »

 

IA : des différences de performance

Deux algorithmes élaborés par l’équipe parviennent cependant à surmonter ces obstacles et présentent un taux de précision de plus de 90%.

C’est un résultat très satisfaisant étant donné les moyens mis dans le projet, se félicite Philippe Preux. En revanche, il confirme ce que nous pensions et ce que la majorité des chercheurs du domaine s’accordent à dire aujourd’hui : les machines ne remplaceront pas l’humain mais le soutiendront.

Ce qui pose une autre question à laquelle l’équipe du projet a cherché à répondre : comment ces outils interagissent-ils avec l’humain dans un environnement donné ? Ou en d’autres termes, comment l’humain prend-il en compte l’information produite par une machine qui peut faire des erreurs ?

« Pour le savoir, nous avons soumis une centaine de radiographies à l’interprétation de huit collègues radiologues. Et nous avons comparé le diagnostic qu’ils ont fait avant d’avoir eu le résultat de l’analyse donnée par nos algorithmes et après, explique Thibaut Jacques. Or il apparaît que l’un des deux modèles améliore légèrement la performance du diagnostic… mais que le second la diminue ! » Complexités supplémentaires : il est impossible pour les chercheurs de savoir pour le moment à quoi sont dues ces différences, d’autant que tous les radiologues ne réagissent pas de la même façon, certains étant moins induits en erreur que d’autres par l’algorithme. « C’est la preuve qu’un algorithme n’aura pas du tout les mêmes performances en laboratoire qu’en conditions réelles, poursuit le radiologue. Et donc qu’il faut rester prudent face à ces outils. Il manque aujourd’hui des études robustes sur les résultats de l’IA en santé dans la pratique. »

L’incontournable interaction Humain-machine

Avec ce projet, spécialistes du numérique et de la santé ont ainsi réussi à mettre au point un outil certes plutôt performant, mais qui soulève finalement la question encore plus cruciale de l’interaction Humain-IA. Thibaut Jacques envisage ainsi de recruter de plus grosses cohortes de radiologues et de refaire l’exercice en utilisant des algorithmes déjà marqués CE (donc disponibles sur le marché) en radiologie pour évaluer leur impact sur le diagnostic. La seule façon selon lui de faire le tri entre les solutions vraiment utiles, les inutiles et les carrément délétères.

« Nous aurons beau essayer de faire des algorithmes de plus en plus précis, la question de l’interaction se posera toujours et ce dans tous les domaines où l’IA peut être appliquée, note Philippe Preux. C’est une problématique passionnante, à laquelle je serai ravi de contribuer, mais qui demande de penser les choses autrement que sous le seul angle technique. » Une porte ouverte à de futures collaborations ? Celle entre les radiologues et Scool est de son côté amenée à durer. « Ce premier projet a créé des liens entre les équipes, il a abouti à une thèse et un article scientifique est en cours de rédaction, ajoute Thibaut Jacques. Pourquoi ne pas poursuivre et essayer d’améliorer encore nos modèles ou voir si on peut les appliquer à d’autres domaines de la radiologie ? Les questions et les idées ne manquent pas ! »

 

Collaboration entre...

portrait de Jacques THIBAUT CHU de Lille

Thibaut JACQUES

Thibaut Jacques est maître de conférences à l’université de Lille et praticien hospitalier en radiologie au CHU de Lille, où il est spécialiste en radiologie musculosquelettique. Il s’intéresse par ailleurs depuis plus de cinq ans à l’intelligence artificielle et est l’un des organisateurs du diplôme universitaire "Intelligence artificielle en santé", mis en place à l’université de Lille en 2019.

portrait de Philippe Preux

Philippe PREUX

Philippe Preux est professeur en informatique à l’université de Lille, membre du CRIStAL (Centre de recherche en informatique, signal, et automatique de Lille – unité mixte de recherche université de Lille, CNRS, Centrale Lille Institut, Inria Lille Nord Europe et IMT Lille-Douai). Il est également directeur de l’équipe-projet Scool d’Inria, qui fut précurseur dans certaines applications de l’intelligence artificielle (comme le jeu de Go) et qui œuvre actuellement dans de nombreux domaines, comme la santé, l’agriculture ou le développement durable.

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